PPH: Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs.trices ?
Je suis le Dr Luc Bertrand, médecin épidémiologiste travaillant depuis une dizaine d’années dans le domaine de la préparation et de la riposte aux épidémies. Mes terrains d’intervention ont principalement été l’Afrique et l’Europe où j’ai notamment travaillé pour le compte de structures hospitalières, ministère de la santé, ONG et agences internationales de la santé.
PPH: Qu’appelle-t-on épidémie ?
On parle d’épidémie lorsque l’on observe un nombre anormalement élevé de nouveaux cas d’une maladie dans une population donnée, en un lieu donné et pendant une période donnée. Il est important de noter que le terme épidémies ne se rapportent pas uniquement aux maladies infectieuses. On utilise ainsi de plus en plus le terme épidémie pour caractériser les phénomènes d’augmentation rapide des cas de diabète, d’hypertension ou encore d’obésité dans certaines populations.
PPH: Quelles sont les différentes phases de propagation d’une épidémie ?
Les différentes phases d’une épidémie peuvent être présentées comme suit :
Phase 1 : Identification de cas sporadiques d’une maladie en un lieu donné
Phase 2 : Identification de foyer(s) (clusters en anglais) de cas reliés entre eux par des éléments concomitants dans l’histoire de leur maladie
Phase 3 : Pré-alerte épidémique : les cas ou foyers continue de se multiplier sans atteindre le seuil épidémique (seuil épidémique qui dépend de la maladie du lieu et de la période)
Phase 4 : Epidémie confirmée : Dépassement du seuil épidémique de la maladie selon des critères préétablis)
Phase 5 : Urgence de santé publique de portée internationale : Epidémie sévissant dans un pays dont il est avéré qu’elle constitue un risque pour la santé publique dans d’autres États en raison du risque de propagation. La déclaration de cette phase relève de la compétence d’un comité d’experts internationaux réunis par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Phase 6 : Pandémie : correspondant à la présence de cas sur une large zone géographique internationale. Dans le sens courant, elle touche une partie particulièrement importante de la population mondiale. La déclaration de la phase pandémie relève des compétences de l’OMS Phase 7 : Fin de l’épidémie
PPH: Qui participe à la préparation à une épidémie ?
La préparation à une épidémie est avant tout de la responsabilité de chaque gouvernement.
Ce sont les ministères de la santé publique qui ont dans leur prérogative la charge de la coordination de la préparation aux épidémies. Cette préparation implique non seulement les experts en santé publique et le personnel de santé de terrain ; mais aussi des experts provenant d’autres secteurs clef tels que : l’environnement, la santé animale, l’agriculture, les transports, la sécurité, le nucléaire, etc.
Toujours au niveau des pays, la communauté et les médias jouent également un rôle important dans la préparation aux urgences à travers notamment la sensibilisation et l’éducation à la santé.
Enfin tous ces acteurs nationaux peuvent être appuyés dans leurs efforts par des partenaires non-étatiques nationaux et internationaux (associations, fondations, ONGs, OMS, etc.).
A travers votre travail d’information et de sensibilisation du grand public et des professionnels de la santé, vous participez également à la préparation aux épidémies.
Je profite de cette question pour partager une information importante :
Il est ici important de rappeler l’existence d’un instrument légal de référence en matière préparation et de réponse aux épidémies, mais plus encore, à tout type d’urgence de santé, je veux ici parler du Règlement Sanitaire International (RSI) 2005 (3ème édition). Le RSI 2005 est en effet l’instrument de droit international qui oblige les 194 États-Membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à déclarer les maladies répondant à des critères épidémiologiques ou écoépidémiologiques d’importance internationale, selon des codes et règles harmonisées au niveau international et à se doter de toutes les capacités requises pour « prévenir la propagation internationale des maladies, à s’en protéger, à la maîtriser et à y réagir par une action de santé publique proportionnée et limitée aux risques qu’elle présente pour la santé publique, en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux ».
PPH: Quel rôle joue le médecin épidémiologiste dans la préparation à une épidémie?
Dans le cadre de la préparation aux épidémies, le médecin épidémiologiste est en charge de nombreuses activités, les principales étant :
- L’identification des menaces épidémiologiques et l’évaluation de leur niveau de risque,
- La mise en place de mesures d’adaptation ou d’atténuation en vue de réduire le risque,
- Le développement de documents de référence stratégiques et techniques devant servir en temps de crise (plans, protocoles, guides, procédures, textes légaux, etc.). Ces documents sont développés en étroite collaboration avec d’autres experts issus de monde de la santé ou d’autres secteurs connexe.
- La participation au développement, renforcement et maintien de capacités de réponses suffisantes pour faire face à tout type de menace (en se focalisant sur les menaces présentant un risque élevé)
- La surveillance (monitoring) des menaces précédemment identifiées ainsi que des nouvelles menaces,
- La détection précoce et la notification des premiers signaux suspects (cas sporadiques) d’une maladie.
- L’évaluation rapide des signaux suspects en vue de confirmer la menace, d’évaluer le niveau de risque et de passer en revue les capacités disponibles pour faire face à une éventuelle dégradation de la situation.
- Enfin je tiens à évoquer le travail de recherche scientifique et de développement d’outils devant servir en temps d’épidémie pour rendre toujours plus efficaces les activités de réponse.
PPH: En cette période d’épidémie de COVID-19 en Afrique, avez-vous noté des insuffisances en matière de préparation ?
Le continent africain est malheureusement le théâtre récurrent d’épidémies. Je tiens à rappeler qu’en parallèle de la lutte contre la pandémie de COVID-19, l’Afrique fait en ce moment face à une plus d’une centaine d’autres épidémies qui sont pour certaines bien plus meurtrières que le COVID-19 sur le continent. Je pense aux épidémies d’Ebola dans l’Est de la RD Congo, de rougeole en Centrafrique au Tchad et au Nigeria ou encore à l’épidémie de fièvre de lassa au Nigeria.
En ce qui concerne les insuffisances dans la préparation à l’épidémie de COVID-19 en Afrique, je pense que les pays africains font surtout face à l’absence de moyens financiers, matériels, logistiques et humains mobilisables immédiatement pour mettre en place les stratégies adoptées. Ceci pourrait se décliner dans les insuffisances spécifiques suivantes :
- La faiblesse des systèmes de surveillances (qui ne couvrent pas l’entièreté des territoires),
- Le manque de capacités de diagnostic (RT-PCR et scanner) qui sont certes disponibles dans presque tous les pays, mais leur accès (financier ou géographique) reste un frein pour bien des Africains,
- Les capacités de prise en charge des cas graves dans les hôpitaux (appareillage de réanimation) sont très limitées et d’accès difficile pour la majorité de la population.
- Les capacités pour l’isolement des cas suspects (notamment des voyageurs de retour d’une zone affectés) n’étaient pas prêtes, à temps, et restent à ce jour assez précaires d’après les témoignages des personnes en isolement.
- Le personnel médical sensibilisé et formé assez tardivement sur les mesures barrières et l’identification des cas.
- Enfin, mais cela ne concerne pas que l’Afrique, l’approvisionnement en matériel de protection et autres moyens de prise en charge thérapeutique a été un goulot d’étrangement pour bien des gouvernements sur le contient. L’absence de stocks stratégiques préalablement constitués étant ici à déplorer.
PPH: Peut-on préparer une population à une épidémie ?
Tout à fait. La population fait partie des acteurs de la préparation aux épidémies.
Cette préparation se fait à travers des campagnes d’information et d’éducation sur la santé. Ces campagnes visent à sensibiliser la population sur les menaces ayant un risque élevé de survenir, les éduquer sur les bons réflexes et mesures individuelles et collectives pour réduire leur risque et les former sur les comportements à adopter durant les épidémies pour se protéger.
Ces campagnes sont également l’occasion d’être à l’écoute des inquiétudes et des besoins de la population, de chercher à y répondre et de développer des conseils et mesures qui soient pertinents, fiables et recevables par la population. Sans l’adhésion de la population aux mesures mise en place pour répondre à une épidémie, aucune réponse ne peut-être efficace.
PPH : Selon vous les acquis de la préparation à l’épidémie de maladie à virus Ebola en Afrique ont-ils servis pour l’épidémie de COVID-19 ?
Il est vrai que certains acquis de la préparation Ebola en Afrique ont servit dans les premiers jours de la réponse au COVID-19. Je pense notamment :
- Aux capacités aux points d’entrée internationaux (ports, aéroports et points de passage routier transfrontalier). Avec du matériel de prise de température et des équipements de protection individuelle qui ont été immédiatement disponibles pour cette épidémie.
- Certains pays disposaient également de centres de traitement spécialement construits pour la prise en charge de cas d’Ebola en dehors des hôpitaux de routine. Je pense notamment aux pays limitrophes de la RDC qui pour la plus part utilisent à présent ces centres pour prendre en charge les cas confirmés de COVID-19,
- Nous pouvons également citer la disponibilité du personnel médical déjà formés aux activités de recherche de cas et de personnes contact qui a pu être déployé après de courtes formations de rappel.
- Enfin, nous pouvons évoquer la disponibilité de quelques stocks de matériel de protection qui avaient été constitués dans certains pays et ont été utilisés dès l’apparition des premiers cas suspects de COVID-19. La disponibilité de ces stocks stratégiques a été pour les pays concernés un atout majeur tant la compétition sur le marché mondial de l’approvisionnent en matériel de protection est aujourd’hui devenue rude.
PPH: Selon vous quelles ressources (humaines, financières, morales ou civiques, patriotisme) manquent le plus pour améliorer la préparation aux épidémies en Afrique ?
A mon sens les deux types de ressources qui font principalement défaut en Afrique en matière de préparation aux urgences sont les ressources :
- Financières – La plupart des pays faisant face à des crises économiques majeures depuis des décennies. Il faut de plus avouer que la santé, et plus encore la préparation aux épidémies, ne sont pas une priorité pour de nombreux gouvernements en Afrique. La santé étant souvent perçue comme un coût (une charge financière) et non comme un investissement devant permettre de disposer d’une population qui serait alors plus productive. Enfin, il est dommage de constater que bien souvent, les pays Africains s’en remettent aux partenaires internationaux et autres bailleurs de fonds pour palier leurs lacunes.
- Le second type de ressource qui fait cruellement défaut en Afrique, ce sont les ressources humaines. Rien qu’en matière de médecin par habitant l’Afrique est de loin le continent le plus mal lotis. En ce qui concerne les spécialistes et plus particulièrement les médecins de santé publique la situation est tout aussi délicate. Des efforts doivent être entrepris dans la formation d’un plus grand nombre de ces experts, mais aussi dans l’amélioration des conditions de travail du personnel sanitaire sur le continent. Faute de quoi nous continueront d’assister à l’exode du peu de personnel pourtant formé sur le contiennent aux frais des gouvernements Africains.
PPH: Epidémie de COVID-19 : quelles leçons préliminaires pour les pays africains en matière de préparation aux épidémies ?
Le temps de la revue de la réponse COVID-19 sur le continent et des leçons est, je l’espère proche.
Ceci dit, nous pouvons de manière préliminaire dire que l’Afrique reste très insuffisamment préparée à la gestion des épidémies qui pourtant frappent de manière régulière le continent.
En plus des insuffisances que j’ai évoquées précédemment en matière de préparation à cette épidémie de COVID-19, un problème majeur a été mis en lumière par cette pandémie. Il s’agit de l’incapacité des états Africains à mettre en place des mesures de confinement de sa population. En effet, cela nécessite bien plus que de simples injonctions à la population. Il faut être capable d’assurer un approvisionnement sécurisé en nourriture, un approvisionnement continu et de qualité en eau e énergie sans oublier de pouvoir fournir un revenu de remplacement aux personnes confinées et privée d’activité.
Dans l’éventualité d’un prochain épisode d’épidémie du même type avec un germe plus virulent et plus mortel ; et nécessitant des mesures encore plus strictes de confinement ; j’ai de sérieuses appréhensions et de grands doutes quant à la capacité des pays Africains à pouvoir y faire face.
En espérant que le bilan final ne sera pas lourd, du moins pour le continent Africain ; j’espère que cette épidémie de COVID-19 pourra agir comme une piqûre de rappel auprès des autorités Africaines sur l’importance d’investir dans la santé et plus particulièrement dans la préparation aux épidémies.
Je vous remercie de m’avoir permis au travers de cette interview de partager avec vos lecteurs quelques aspects de la préparation et de la lutte contre les épidémies. En effet, mon travail en tant qu’expert en gestion des urgences de santé est également d’éveiller les consciences et d’alerter les uns et les autres sur l’importance de se préparer pour le pire tout en espérant le meilleur.
J’en terminerai en citant l’un des dictons les plus célèbres dans le domaine de la préparation aux épidémies : « If you fail to prepare, you prepare to fail ».